DECLARATION DE GUERRE

de

Matthew Koumis

rédacteur de l'introduction à Art des textiles du monde - Telos books U.S.A.

 

 

Dès l'instant où je suis tombé amoureux d'une artiste textile, j'ai été pris au piège. La mise en place de la première exposition fut ma ruine. La promotion de l'art textile est devenue un style de vie et un travail fait avec amour.

J'ai reçu une formation de pianiste de concert et je donnais plusieurs récitals de piano classique par an. Mais, alors que je suivais une formation de troisième cycle à Budapest, je contractais un mal de poignet qui me força à 2 ans d'arrêt - désarmé, je glissais dans les textiles ! Par un étrange renversement de genre, je me sentis devenir une sage-femme pour un mouvement international d'artistes textiles !

La principale chose que j'ai entendue maintes et maintes fois était leur désespoir à propos du manque de reconnaissance de leur moyen d'expression. Je ne mis pas longtemps à réaliser que l'art textile ne bénéficie, dans le monde de l'art, que d'un champ d'action très inégal, il souffre d'un étonnant préjudice aux yeux du monde des beaux arts. Je sentis très fortement que j'aimerais faire quelque chose, un acte de protestation, un acte furtivement calculé, sur le monde de l'art.

Pour paraphraser Matthew Collings dans "Ce qu'est l'Art Moderne" : Picasso, c'est les Gauloises, Pollock, les Marlboro, Warhol c'est la création et le marketing d'une marque sans aucun produit, et les artistes textiles sont trop occupés à travailler dans leur studio pour s'arrêter pour fumer une cigarette !

Il se trouve que "travail" est devenu un vilain mot dans le monde de l'art. De nos jours, l'idée est la chose. Les artistes modernes ont seulement des idées, cette idée "pissée", cette idée "Merda d'Artista", respectivement les idées brillantes n°1 et 2 du monde de l'art, mais ils sont trop occupés, entre un bref grognement et deux conférences de presse, pour pouvoir véritablement être "engrossés" par la simple fabrication de l'objet !

Un autre concept démodé est la beauté, les Esthétiques ressentaient profondément la communication de l'artiste avec celui qui regardait ! Tout cela a disparu avec la mort de Matisse et Chagall ! Aussi, où cela conduit-il l'art des fibres ? Dehors, en veilleuse !

Il est intéressant de comparer le sort de la photographie à celui de l'art des fibres. Il y a un siècle, la photographie était une monnaie trop courante pour avoir une grande valeur. Tout le monde connaissait en réalité des photographes et ils n'étaient pas considérés comme des artistes. L'histoire de la photographie a évolué parallèlement et indépendamment de l'histoire de la peinture. La crainte du contact entre les deux était grande, les disputes quelquefois âpres, la réconciliation semblait sans espoir. Heureusement, un dialogue a fini par s'ouvrir et c'est indiscutablement l'un des chapitres les plus excitants de la culture visuelle de notre siècle. Il ne s'agissait pas simplement de reconnaître la photographie en tant qu'art mais d'éliminer nettement les frontières entre la photographie et les arts créatifs. A temps, la photographie réussit à gagner l'acceptation du public.

En attendant, pour le moment, les galeries ne favorisent pas le support textile et, comme le sait tout bon capitaliste, si personne ne vend ni n'achète, vous n'avez rien à espérer. Si personne ne vend, si personne n'expose, les medias n'en parlent pas et les artistes textiles sont démoralisés ! Et nous tous, que faisons nous à ce propos ? Le moment est-il venu d'accrocher les écheveaux de fil et d'aller rejoindre les mauvais garçons derrière les hangars à vélos ? Peut être ! Qui sont-ils ces artistes textiles, des saints vivants ou des "potiches" aux idées suicidaires ? Les derniers survivants d'une ancienne conception de l'art qui impliquait la probité, la sensibilité et l'habileté, ou des nullités confuses, illuminées, faisant l'expérience d'une mort lente dans un espace déserté ?

Mais, qu'est ce que l'Art en réalité ? L'Art associe la création et l'habileté transcendante, une esthétique persuasive et implique souvent la communication du coeur. Le dictionnaire le sait, l'histoire de l'art et de la culture le sait, la grande majorité des amateurs d'art le savent. Seule une petite minorité croit que l'empereur nu de l'art moderne est réellement habillé. C'est sûrement la fin de son règne !

Alors, nous est-il permis d'être habiles et quand même considérés comme des artistes ? OUI ! L'art a toujours été habile, les carnets de notes de Leonardo (nos travaux sont issus de pure et simple expérience, la vraie maîtresse... qui permet aux hommes de faire quelque chose vers ce qui est possible avec discrimination), ou la Messe de Bach en Si mineur (si quelqu'un travaillait aussi dur que moi, il pourrait réaliser ce que j'ai accompli), ou l'exécution transcendante des Etudes de Liszt, (Homère, la Bible, Platon, Byron, Beethoven, Bach sont tous autour de moi, je les étudie, je médite à leur propos, je les dévore furieusement. A côté de cela, je fais quatre ou cinq heures d'exercices, des tierces, des sixtes, des octaves, des trémolos, des répétitions de notes, de cadences. Je suis doué, je ne deviens pas fou, vous trouverez en moi un artiste !) ou les études de Cézanne sur la Montagne Sainte Victoire (Je travaille obstinément, j'entrevois la Terre Promise) ou l'Oedipe-Roi de Stravinsky (J'ai tendance à persister quand les difficultés augmentent).

Les grands artistes ont toujours été passionnément habiles. Ils ont eux-mêmes mis en place d'énormes difficultés qu'ils ont transcendées. Plus leur touche est riche, plus leurs procédures structurelles et techniques d'assise sont complexes.

Qui sait comment - en termes de journalisme - cette notion de divorce entre les idées d'un artiste et ses capacités est advenue - c'est une idée en Do mineur ! Il est, bien entendu, exact que des artistes comme Raphaël travaillaient dans un atelier très actif avec l'assistance des apprentis. Mais, seulement après avoir acquis la maîtrise de leur art et une réputation à défendre. L'idée que les émules de Raphaël auraient fermé les yeux sur un art inexpérimenté est absurde. Il est aussi exact qu'un sculpteur comme Louise Bourgeois peut, en étant physiquement mal équipée pour la tâche d'une sculpture gigantesque, tout à fait légitimement faire une maquette et avoir recours à des tiers pour la réaliser grandeur nature. Mais, pas une seconde, cela ne prouve en soi l'infériorité de son habileté. C'est un insidieux malentendu qui présente sous un faux-jour, depuis des siècles, les chefs-d'oeuvre de l'art, de la musique et de la littérature .

Ce qui est arrivé, c'est que le monde du bel art est entré dans un triste cul-de-sac avec Duchamp : de plus en plus capable de tout, comptant à l'extrême sur le choc, d'une véritable dépendance de drogué pour la fixation rapide du "dernier cri" en la matière, moralement en faillite, techniquement déficient, d'une incapacité à se rattacher positivement aux racines de l'histoire de l'art à un degré qui poserait problème à n'importe quel bon thérapeute !

La scène actuelle de l'art est tout sexe et pas d'amour ; des bâtards orphelins, traînant nus alentours, pleurnichant pour que l'on s'occupe d'eux ! Le public a acheté, dans une sorte d'aberration mentale de masse sur de la nature de l'art, un ersatz surévalué, une baudruche. Le dernier nom, la dernière bouffée sont lancés par une galerie à grand renfort de connections avec les medias ; les prédictions augmentant la valeur économique du travail deviennent des prophéties autoproclamées, les valeurs économiques sont considérées comme valeurs réelles. L'artiste est célèbre, donc son art est bon, donc le prix est élevé et cela continue ainsi !

En attendant, les propriétaires de galeries, en Angleterre tout au moins, semblent constituer le dernier bastion du chauvinisme masculin. Nous avons eu une conduite d'égalité des chances pour les handicapés, les femmes, les noirs - et qu'en est-il pour les artistes textiles ? En Australie, il existe une communauté très florissante de femmes artistes aborigènes appelée UTOPIA. Un petit paysage peint sur toile par Emily Kngwarre a atteint 23.000 US $, alors qu'un paysage similaire sur batik qui a nécessité un travail six fois plus long s'est vendu environ 11.500 US $. Pourquoi ? parce que, pour les propriétaires de galeries, la toile signifie ART et la soie TEXTILES - les textiles, c'est un travail de femmes, et ce n'est qu'un violon d'Ingres ! Nous ne vendons pas de textiles ici ! Au revoir, Madame !

Le monde des galeries peut avancer de piètres arguments pour la défense de leur exclusion de l'art textile : "D'abord, il n'y a qu'un petit marché pour ce travail". Il y a des acheteurs et des vendeurs pour n'importe quoi, si c'est effectivement mis sur le marché. Nombreux sont ceux qui ont eu bien raison d'acheter certains artistes textiles au début de leur carrière et qui ont vu leurs investissements décupler ! Parmi les studios que j'ai eu le plaisir de visiter, on peut parier à coup sûr que le bon travail de ceux qui suivent impliquera des prix substantiellement plus élevés dans 10 ans !, les installations de Yuko Takada Keller, maintenant au Danemark, les installations communes de Masakazu et Naomi Kobayashi, les tissages de Chiyoko Tanaka, du Japon, les panneaux de soie de Sally Greaves-Lord ; et les installations de Yinka Shonibare en Angleterre. Le travail récemment imprimé et peint de Nicolas Henley, qui vient d'Irlande, les panneaux de soie d'Utopia en Australie et le travail en mixed-media de Marian Bijlenga, de Hollande. Je ne suis pas assez téméraire pour choisir un seul artiste des Etats Unis, mais n'importe qui ayant investi 100 $ dans Amazon.com peut regretter le jour où il a négligé d'acheter pour décorer ses murs un travail d'art textile de n'importe lequel des artistes figurant dans ce livre - aujourd'hui cela aurait été un investissement astucieux !

Le second argument avancé par le monde des galeries est que les textiles sont fragiles, et, par conséquent, un investissement physiquement médiocre. Là encore, cela ne tient pas à l'investigation. Comme tout art, le textile d'art doit être protégé de la lumière directe du soleil. L'artiste laissera au responsable de la galerie des instructions claires, simples, compétentes à propos de la maintenance, si nécessaire. Les tapisseries tissées, par exemple, dont beaucoup datent de plusieurs siècles, doivent être légèrement et soigneusement passées à l'aspirateur. Il n'y a là aucune mystique, aucun problème. Après tout, ce n'est pas comme si la collection de peintures sur toile était sans problème. Pensez à la restauration extrêmement coûteuse, et souvent dommageable, de toiles qui doit avoir lieu régulièrement.

Tout investissement porte avec lui ses risques, ses responsabilités et ses plaisirs. Mais depuis que de nombreux artistes connus, comme Cales Oldenburg et Magdalena Abakanowicz ont utilisé le tissu et depuis que leur valeur augmente, c'est encore une excuse boîteuse pour l'exclusion.

Ainsi, non seulement les artistes textiles représentent des concepts proscrits de beauté, d'esthétique et d'habileté, comme s'il ne leur suffisait pas d'être (pour la plupart) du mauvais sexe dans une des quelques zones de la vie professionnelle occidentale où la discrimination sexiste et le chauvinisme règnent sans aucune contestation.

Pour améliorer la situation, il faut tout d'abord se débarrasser de l'étiquette d'Artisanat. Il plane comme un albatros dans notre sillage. L'artisanat, avec ses connotations de sandales, de ventes de pots ou de boutons de manchettes dans les foires, de location de stand au mètre carré, d'ateliers de teinture de chanvre, envoie un message nébuleux au public. Oui, les artistes textiles ont des techniques qui font peur parce qu'elles sont souvent liées à de longues traditions des arts appliqués. Mais laissons les être des techniques qui n'osent pas dire leur nom ! L'art consiste quelquefois à dissimuler les difficultés.

La présentation des textiles d'art, que ce soit en publication ou en exposition, doit porter l'accent sur l'art, sur le professionnalisme avec l'ambition d'évoluer dans la sphère d'un public plus important. En tant que nom, pour une sorte de symbole, je vote pour "Textiles d'Art" plutôt que pour "art textile". L'exposition dans les medias et dans les galeries impliquera d'être attaqué et il faudra gagner avec habileté et détermination. Il est possible de maintenir l'intégrité artistique et, simultanément, de combattre pour la faire reconnaître. Comme en musique, en photographie et au cinéma, les modes vont et viennent. Un jour le public sera désenchanté du spectacle superficiel actuel (restauration rapide, internet, techno-art) et il recommencera à chercher plus de sens, de chaleur, de lyrisme, de douceur au toucher et de tradition.

Ma contribution personnelle pour améliorer la façon dont le public perçoit les textiles est mon engagement à publier un volume par an dans la série "Textiles d'Art du Monde". Ceci n'est pas fait dans l'intention de figurer au palmarès officiel des 1O. C'est plutôt une sélection personnelle d'une variété d'excellents artistes d'un pays possédant des centaines d'excellents artistes. Mes critères sont les suivants, je veux offrir une grande variété de travail à travers le spectre de la pratique actuelle du textile contemporain, qu'il s'agisse de tapisserie, d'installations imprimées et peintes, de mixed-media, de tissage, etc ... J'essaie de trouver un équilibre honnête entre les artistes nouveaux, à mi-carrière et connus. On pourrait être tenté de s'en tenir à de grands noms, mais lorsqu'une monographie a déjà été publiée à propos du travail d'un artiste, je sens que le public est déjà bien servi et que c'est le tour, pour un autre, d'avoir sa place au soleil.

J'ai une tendance éhontée à privilégier le travail qui est photogénique car je considère que, dans le passé, un grave préjudice a été porté aux mouvements de textiles d'art par la publication de tant de livres "comment faire..." pleins de photos décentrées en noir et blanc. Dans l'ensemble, cela signifie un léger parti pris contre les installations (difficiles à centrer) et contre le travail à prédominance blanche (il disparaît sur la page) ou qui est monochrome (de nouveau, ceci peut paraître triste sur papier pour tout un chapitre). En certaines occasions et à mon grand regret, des artistes ont dû être exclus en raison de la piètre qualité de transparence des photos disponibles. Parfois, l'artiste avait vendu la plus grande partie de son travail outre-mer, ou perdu l'adresse des acheteurs... alors, hélas on ne pouvait plus faire grand'chose !

J'espère que cela pourra mettre en question et élargir la conception qu'ont les lecteurs du textile d'art contemporain et que leur appétit pourra être stimulé pour en trouver davantage parmi les pairs de ces artistes. J'espère que le parti pris personnel de certaines déclarations d'artistes paraîtra séduisant au lecteur des chroniques d'art qui, dans le passé, s'est souvent senti aliéné par des préoccupations de caractère technique.

En fin de compte, et c'est peut être le plus important, je rêve que ces livres puissent servir de semences pour des expositions de textiles d'art, des catalogues de recherche d'une exposition. J'ai un plan très simple pour améliorer en 10 ans de façon spectaculaire le statut du textile d'art. Le voici dans une coquille de noix : je propose dix livres dans cette série, un par an. Chacun accompagnera l'exposition du travail de dix artistes. L'exposition voyagera dans dix villes autour du monde, avec des conservateurs compétents et sympathiques prenant soin de ce projet annuel. Si cette idée vous plaît, il faut manier votre souris !

Maintenant, pour donner un peu de corps à ce rêve : imaginez, dans une ville près de chez vous, la présentation d'une exposition appelée Textiles d'Art du Monde : le Japon pendant l'hiver 2003. Avec Keiko Kawashima, conservateur de la Galerie de Kyoto, je publierai un livre du même titre en Octobre 2003. Si dix conservateurs compétents sont d'accord pour coopérer avec le Musée Kawashima (sélectionnant leurs articles favoris si nécessaire) non seulement ils présenteront une fabuleuse exposition, mais encore leurs galeries seront assurées d'une affluence de visiteurs amenés par la popularité universelle des textiles japonais ! (demandez donc au MOMA, Musée d'Art Moderne de New York !). Les galeries intéressées vont presque certainement attirer des subventions publiques et des sponsors. Si l'exposition se transportait seulement dans une ville importante de chacun des pays suivants : Grande Bretagne, Hollande, Norvège, Suède, Finlande, Japon, Australie et Canada... et deux villes aux Etats Unis..., si l'exposition devenait un évènement annuel réputé dans la vie culturelle de cette ville, une audience se développerait pour venir voir avec des yeux nouveaux les textiles d'art. L'intérêt des medias suivrait certainement. Ce serait le point de renversement d'un cercle vicieux en cercle vertueux !

Le beau travail, appel esthétique exécuté avec intégrité parle au coeur, il gagnerait un nouveau statut aux yeux du public grâce à des publications de qualité, des évènements éducatifs et des expositions internationales habilement lancées ! Un nouveau professionnalisme entrerait dans le monde du textile, finie la mentalité de ghetto, finie la défensive, la confiance en soi serait accrue, ainsi que l'information sur ce qui se passe d'un pays à l'autre...

Partagez vous notre rêve ? Dans ce cas, la balle est dans votre camp, cher lecteur ! Pour la St Valentin (1er Février 2003) et chaque année ensuite, vous êtes invité, incité à envoyer un courrier enthousiaste soit électronique, soit postal aux conservateurs dont vous trouverez la liste sur mon site (http://www.arttextiles.com) au mois de janvier. Si ces conservateurs reçoivent de vous assez de messages disant : "Je vous demande, s'il vous plaît, de présenter une exposition de textiles japonais dans votre galerie", ils feront certainement quelque chose. La pression populaire peut amener un changement dans la vie courante : 500 messages ne suffiront pas... mais 1000, 2000 ou 5000 ... ils ne pourront certainement pas les ignorer.

A ceux qui disent "Cela ne sert à rien ! Le parti pris des galeries ne changera jamais !", je réponds "D'accord, mais il vaut mieux allumer une chandelle que de rester prostré dans le noir !". Nous avons une bataille à gagner, le moment est venu !

Dans le merveilleux roman intitulé "L'Ours rentre à la maison", l'ours dit :"New York est à vous ! S'ils pensent que c'est un artifice, ils vont applaudir, et s'ils pensent que cela pourrait être la réalité, ils vont pâlir et espérer qu'il s'en aille" . Le Textile d'art est là pour de vrai et il est là pour rester. De l'art vrai avec juste autant d'idées que le bel art, mais mieux exécuté, encore plus beau. Je l'appelle textiles d'art, ou art tout court ? Ceci n'est pas un livre. C'est un acte de guerre.

 
Traduction et mise en ligne avec l'autorisation de l'auteur